Il y a plus d’un siècle, Engels a émis une profonde pensée, d’une grande portée pour notre monde moderne. Il a souligné que nous ne devons pas nous faire trop d’illusions à propos des victoires que nous remportons sur la nature, car chaque fois elle se venge. Chaque victoire aboutit aux résultats que nous espérons en premier lieu, mais entraîne ensuite des conséquences imprévues qui réduisent à zéro l’importance des résultats obtenus.
Etayant sa pensée, Engels cite quelques exemples. Les hommes qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie Mineure et en d’autres lieux, abattaient les forêts pour avoir des labours ne pouvaient s’imaginer que, ce faisant, ils mettaient un début à la dévastation actuelle de ces régions, en les privant en même temps des forêts et des zones où l’eau s’accumule et se conserve. « Sur le versant sud des Alpes, les montagnards italiens qui saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de sollicitude sur le versant nord, n’avaient pas idée qu’ils sapaient par là l’élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, par cette pratique, ils privaient d’eau leurs sources de montagnes pendant la plus grande partie de l’année et que celles-ci, à la saison de pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d’autant plus furieux ».
Nous pourrons multiplier ces exemples, de nos jours. Partout, nous nous heurtons à des conséquences indirectes et indésirables de notre immixtion dans la nature. Ainsi, l’utilisation incontrôlée de certains insecticides dans l’agriculture (par exemple du D.D.T.) peut avoir des résultats catastrophiques : les chenilles, les insectes, les vers de terre empoisonnés sont mangés par les oiseaux qui, à leur tour, servent de proie aux carnassiers. Une réaction en chaîne d’intoxication fait périr les animaux sauvages et domestiques, empoisonne l’homme.
Aux U.S.A., dix millions de poissons ont péri de 1960 à 1964 dans le bassin du Mississipi inférieur des suites d’un emprisonnement provoqué par des produits chimiques employés dans l’agriculture. Récemment, les services forestiers de l’Etat d’Arizona ont décidé de désherber au moyen d’herbicides les versants des montagnes. Ces produits ont été épandus par des avions. Au haut d’un certain temps, les habitants des régions voisines furent témoins d’étranges phénomènes. Les aubergines qu’ils cultivaient avaient pris une teinte orange et les citrouilles étaient devenues noires comme du charbon. Il y eut parmi les habitants quelques cas de « maladie herbicide ». Mais ce n’était pas le plus terrible. Les médecins de l’Etat qui avaient ouvert une enquête découvrirent que le produit utilisé pour désherber les flancs de montagne était d’une haute toxicité et agissait sur l’hérédité. Soixante-dix pour cent de la descendance de souris soumises à l’action de ce produit vinrent au monde avec des défectuosités physiques. Dans certaines régions de la taïga sibérienne, on décida de détruire les moustiques avec des moyens chimiques. L’expérience réussit : les insectes se firent plus rares, mais il y eut moins de poissons dans les rivières et les pièces d’eau. On découvrit que plusieurs variétés de poissons se nourrissaient de larves de moustiques.
Le géographe soviétique I. Zabéline rapporte d’autres faits curieux. Dans le delta du Danube, on avait décidé de se débarrasser des cormorans, oiseaux piscivores qui se nourrissent d’énormes quantités de poissons. Cependant, le nombre de poissons loin d’augmenter, diminua bien au contraire à une vitesse vertigineuse, car des épizooties éclatèrent qui décimèrent poissons et oiseaux. Il fallut repeupler la région du cormoran; en effet, loin d’être nuisible, cet oiseau remplit le rôle d’ « agent sanitaire », car il se nourrit de préférence de poissons malades et prévient ainsi les épizooties. La situation est analogue quand on extermine les « gangsters des forêts », les loups. Fait curieux : là où ces carnivores sont exterminés, la quantité de gibier n’augmente pas.
Les gigantesques stations hydro-électriques modernes fournissent de grandes quantités d’énergie électrique bon marché. Toutefois, pour les construire, il faut submerger d’importants territoires, ériger des barrages, aménager des mers artificielles, ce qui modifie le climat.
En tenant compte de ces facteurs, l’énergie fournie par certaines usines hydrauliques est loin d’être bon marché. Sur chaque kilowatt, on doit déduire la quantité de produits agricoles qui aurait pu être obtenue sur les terres submergées.
Les économistes ne se sont pas encore habitués à procéder à des évaluations en grand des conséquences du progrès scientifique et technique. Est-ce que seuls les kilowatts et les tonnes ont de la valeur pour la société? L’eau pure et l’air frais ne comptent-ils pas parmi ses principales richesses ? Dans les grandes villes, avec leur bruit, le silence n’est-il pas un bienfait vital? Les bureaux d’études ne devraient-ils pas prévoir dans leurs plans des dispositifs d’épuration d’eau et d’air, et des appareils amortissent les bruits ? Car aucune dépense n’est trop élevée à ces fins.
Aux U.S.A, les pertes économiques résultent de la pollution de l’air dans ce pays, y compris les maladies et les décès qui s’ensuivent, ont été évaluées en 1965 à près de 15 milliards de dollars. C’est une grande somme, puisqu’elle équivaut à celle que l’Etat affecte annuellement au développement de la science, mais il est peu probable qu’elle soit adéquate. Evidemment, on peut (et on doit) calculer ce que l’économie d’une société perd en raison des maladies, d’incapacité de travail et de la mort des hommes. Pourtant, on ne saurait évaluer, même en milliards, la valeur des vies humaines, le capital fondamental de la société.

Par son gaspillage, son comportement de consommateur borné, en considérant l’environnement d’un point de vue économique restreint, l’homme causé du tort non à la « nature morte », mais à soi-même, à ses conditions de vie et son activité.
L’exploitation irrationnelle et imprévoyante des terres, qui a pour conséquence l’érosion, est l’exemple le plus frappant. La superficie totale des terres érodées dans le monde est évaluée à 600-700 millions d’hectares, ce qui représente presque la moitié des terres cultivées. Aux Etats-Unis ce chiffre atteint 400 millions d’hectares.
Peut-être comprendra-t-on mieux le caractère de nos liens avec la nature, si l’on compare la terre à un vaisseau spatial qui vole vers les espaces incommensurables de l’Univers. Nous sommes les passagers de ce vaisseau, notre trajet est infiniment long, tandis que nos réserves d’oxygène, d’eau, de carburant s’épuisent. C’est pourquoi notre vie à bord du vaisseau s’inscrit dans le cycle naturel des matières, où les plantes servent de nourriture à l’homme et aux animaux, tandis que les déchets des activités vitales du monde organique servent à rétablir la fertilité du sol. La flore de notre vaisseau absorbe le gaz carbonique dégagé par la faune et sature l’atmosphère en oxygène. Les processus sont donc interconnectés et équilibrés, toute rupture de cet équilibre se répercute sur le cycle et constitue une menace pour toute la matière vivante.
En conclusion, la société humaine avec sa technique et sa technologie est un élément de ce système complexe, équilibré et autoréglé. Ses activités sont réglées par les lois du fonctionnement de la biosphère. Si l’homme met ces lois à son service, il acquiert la puissance des éléments; s’il n’en tient pas compte, il provoque, comme nous l’avons constaté, de graves perturbations dans la biosphère.
Anges Gbedode